Avec une expérience de plus de trente ans, Diatou Cissé, ancienne secrétaire générale du Syndicats des professionnels de l’information et de la communication du Sénégal (Synpics) jette un regard sur la présence des femmes dans le secteur de la presse au Sénégal. Dans cet entretien accordé à Seneweb, la journaliste parle de l’engagement syndical des femmes et de leur présence aux postes de responsabilité.
Vous êtes journaliste et ancienne secrétaire générale du Synpics et d’ailleurs vous êtes jusque-là la seule femme à l’avoir été. Pourquoi selon vous ?
Les femmes ont souvent beaucoup d’obstacles pour s’impliquer à un haut niveau dans les syndicats. Qu’on le veuille ou pas, le mode de fonctionnement des syndicats, les stratégies de lutte, ont été développés par les hommes. On peut donc comprendre que les femmes n’y trouvent pas souvent leurs marques. Quand vous convoquez une réunion du Bureau exécutif à 18 h, la plupart des femmes en sont presque exclues inconsciemment. Les mères et les épouses ont des contraintes d’ordre familial, au-delà de certaines heures.
Il faut aussi reconnaître que le syndicalisme est encore perçu sous un mode plus ou moins « guerrier » avec parfois une propension à la violence verbale, aux menaces etc. C’est un terrain potentiellement conflictuel et les femmes n’ont pas été toujours socialisées à se battre ouvertement dans l’espace public, à diriger, la plupart du temps, des hommes. Il faut toutefois, se féliciter de la présence de plus en plus nombreuse des femmes dans les instances de décision.
“On se projette toujours en ayant conscience d’abord qu’on est une mère, qu’on est une épouse, qu’on a un mari”
Pensez-vous que toutes ces raisons évoquées soient suffisantes pour justifier le nombre assez réduit de femmes dans le monde du syndicalisme ?
La place congrue qu’occupent les femmes dans les instances dirigeantes des syndicats s’inscrit dans un cadre plus global. Ce n’est pas spécifique au syndicalisme. Que ce soit au niveau des syndicats et pendant que nous y sommes, la société civile active sur les droits humains, pour la plupart, ce sont des organisations dirigées par des hommes. Les femmes restent encore dans une sorte de communautarisme et dirigent des associations en lien avec la promotion de leurs droits , de leur autonomisation, entre autres. Je pense qu’on reste toujours dans notre petite communauté.
Peut-être aussi c’est être dans notre zone de confort, que de rester entre nous plutôt que d’investir d’autres espaces ou, au même titre que les hommes.
Il y a donc un ensemble de facteurs d’ordre culturel même d’ordre socio culturel voire religieux qui peuvent justifier cette situation. Certes nous les femmes, de plus en plus nous investissons la sphère publique mais nous ne sommes pas débarrassées des contraintes et des pesanteurs de la sphère privée domestique. Autrement dit, on se projette toujours en ayant conscience d’abord qu’on est une mère, qu’on est une épouse, qu’on a un mari . Et ça peut entraver effectivement l’accès des femmes aux instances de décision y compris dans les regroupements comme les syndicats.
“Quand il y a des postes de décisions, le premier réflexe, c’est de penser aux hommes”
Les femmes peinent à accéder à certains postes de responsabilité dans les médias. Manque de compétences ou environnement hostile ?
Dans les médias, le plafond de verre existe bel et bien. Nous commençons à constituer une masse critique de femmes dans les médias. Notre niveau de formation s’est sensiblement amélioré. On ne peut plus nous opposer l’argument d’être moins formées, moins diplômées ou moins compétentes que les hommes.
Donc nous avons gagné la bataille de la compétence et du professionnalisme. Au niveau de la technique, on a de bonnes camerawomen, de bonnes réalisatrices, de bonnes photographes. Pour autant, les gens semblent oublier que le milieu des médias reste un milieu très machiste. Les journalistes, femmes et hommes sont le produit d’une éducation et d’une socialisation. Les stéréotypes sexistes y ont largement cours et frappent les femmes en tant que professionnelles mais aussi en tant que sujet dans la production médiatique. On est dans une société ou l’exercice du pouvoir reste largement un attribut masculin. C’est l’homme qui incarne le pouvoir. Quand il y a des postes de décisions, le premier réflexe, c’est de penser aux hommes. D’abord parce qu’on continue de penser, de façon fallacieuse, qu’ils ont plus de responsabilité parce qu’ils ont la charge exclusive du ménage ce qui est de moins en moins vrai.
Le deuxième élément qui discrimine les femmes c’est la maternité. Ce qui est une discrimination inacceptable parce que dans ce rôle biologique, les femmes contribuent à la perpétuation de l’espèce. Ce qui est une fonction sociale éminente. On ne devrait pas être pénalisé pour ça.
Le troisième élément c’est l’absentéisme supposé ou potentiel des femmes. Sans les disculper encore moins l’encourager, les femmes travailleuses ne sont pas débarrassées des contraintes de la bonne ménagère.
Regardons bien comment notre société est structurée. Quand il y a une cérémonie familiale, les hommes s’occupent de la partie religieuse, rituelle. Ce sont les femmes qui sont à la cuisine et qui gèrent toute l’organisation. Quand les enfants sont malades, on pense d’abord à la maman pour le faire voir par un médecin. Regardez, dans nos structures sanitaires, les femmes représentent 90% des accompagnants. Ces facteurs peuvent impacter un peu la régularité, la ponctualité des femmes dans leur travail. Il y a aussi le fait que certaines femmes se complaisent dans leur statut et en abusent parfois, l’un dans l’autre, ces facteurs ne militent pas en faveur de la responsabilisation des femmes.
Mais je pense que globalement, ce n’est ni de la faute des femmes ni de la faute des hommes. C’est une question de société, une question d’organisation sociale, une question de genre qui rattrape les femmes dans leurs activités professionnelles.
“Il ne faut accepter d’être reléguées à des sujets à caractère social même s’il n’y a pas de petits sujets en journalisme”
Que faire pour briser le plafond de verre ?
Je ne pense pas détenir la solution miracle. Ce qu’on devait mettre sur la table, nous les femmes, c’est la compétence et nous l’avons. Je pense que les rédactions doivent avoir une politique ou une charte genre non pas seulement dans le traitement de l’information mais aussi dans le partage des responsabilités. On commencera par lutter contre la division sexiste du travail qui y a cours. Toutes les questions à caractère social qui n’éloignent pas les femmes de leurs rôles que la société leur confie, sont traitées dans les rédactions par les femmes. Les questions militaires, économiques, politiques, sont, la plupart du temps, réservées aux hommes. Idem pour les émissions en général.
Je note avec satisfaction que les femmes journalistes transgressent l’ordre établi et bousculent de plus en plus les lignes. Elles font un travail remarquable sur les questions politiques, sportives, économiques, sur la couverture des manifestations qui étaient considérées comme le bastion des hommes.
Il ne faut accepter d’être reléguée à des sujets à caractère social même s’il n’y a pas de petits sujets en journalisme. Il faut aussi que les postes ne soient plus octroyés de façon discrétionnaire. S’il y a un poste vacant de rédacteur en chef, on se lève un matin pour voir qu’il est pourvu de façon discrétionnaire. Pourquoi on n’ouvre pas le poste au niveau de la rédaction avec des critères bien définis. Ainsi, les femmes journalistes partiraient à chance égale, à défaut de faire une discrimination positive, avec leurs confrères.
L’autre élément qui peut être facteur de blocage est que les femmes ne sont pas socialisées à faire du lobbying, à faire des tractations, à jouer les opportunistes pour obtenir une promotion. Les hommes, sans aucun bruit, (pas tous quand même), sont capables de jouer à ce jeu-là pour avoir une promotion. Les femmes ont, par contre, souvent, beaucoup plus de retenue à procéder de la sorte à cause des valeurs reçues.
“Ce qui t’es à toi (Absa Hane) arrivé, ce qui est arrivé à Maimouna Ndour Faye, (des faits que je condamne vigoureusement) aurait pu arriver à un homme. L’agression perpétrée sur Maimouna enverrait n’importe quel confrère à l’hôpital”
Lorsqu’on parle des femmes, il est souvent évoqué la question de la vulnérabilité. Pensez-vous que les femmes journalistes sont assez bien protégées ?
J’ai toujours décrié le fait qu’on classe les femmes dans les groupes vulnérables. La vulnérabilité est consubstantielle à l’être humain. Toute personne qui vit et qui respire est, par essence, vulnérable. Il est vrai qu’on peut ne pas avoir toujours la force physique mais ça ne fait pas de nous des personnes vulnérables au sens de fragile. C’est sûr donc que nous sommes plus exposées qu’une institutrice qui gère sa classe et qui rentre à l’heure convenue. Nous, quand nous venons le matin à la rédaction, à la limite, on ne sait pas quand on rentre à la maison parce qu’on ne sait pas, en fait, où est-ce que l’actualité va nous mener. Nous ne travaillons pas toujours en condition de confort ou de sécurité.
Prenons un exemple concret. Ce qui t’es à toi (Absa Hane) arrivé, ce qui est arrivé à Maimouna Ndour Faye, (des faits que je condamne vigoureusement) aurait pu arriver à un homme. L’agression perpétrée sur Maimouna enverrait n’importe quel confrère à l’hôpital. Peut-être même qu’il perdrait sa vie parce que son ego et son éducation d’homme le mettrait en position de vouloir se battre avec quelqu’un qui a des intentions assassines.
Pour autant on a choisi d’être des femmes journalistes, nous ne sommes pas des héroïnes, pour autant. Nous avons la claire conscience qu’on n’a pas toujours la force physique avec nous. Nous avons conscience qu’on peut nous atteindre moralement, psychologiquement plus qu’un homme. Mais pour autant, nous avons choisi de faire du journalisme. Toutefois, aucune information ne vaut la vie, il faut s’en souvenir.
“Il existe des journalistes clairement partisans, pro opposition comme pro pouvoir. Il ne faut pas se voiler la face. Certains d’entre nous sont aux ordres”
Donc selon vous, il n’y a pas de dispositifs particuliers à prendre pour la protection des femmes journalistes ?
Il y a des dispositions particulières. Il y a lieu toutefois de renforcer notre protection, par des éléments visuels, mais par des formations en sécurité, en self défense et en auto protection, l’appui psychologique en cas de violence…Une violence touche à l’intégrité physique et morale en même temps.
Mois, ce qui me désole c’est qu’on avait construit, quand j’étais secrétaire générale du Synpics, avec l’inspecteur Général de Police, le doyen Codé Mbengue, le Haut commandant de la Gendarmerie, Abdoulaye Fall, le Cemga, le Commissaire Mody Niang, un cadre qui faisait que les journalistes étaient protégés par la police lors des événements de juin 2011.
A l’époque nous avions vu des femmes reporters, surtout, être protégées par la police lors des échauffourées avec les manifestants .Qu’est-ce qui a fait qu’on n’a pas pu pérenniser ce qui a été construit entre forces de l’ordre et personnel des médias? Je ne sais pas trop.
Toutes ces raisons font que, quelle que soit l’information, nous devons apprécier jusqu’où on peut aller. Ce qui n’induit nullement que les reporters peuvent être pris à partie par les forces de l’ordre. Je condamne fermement la violence perpétrée par les forces de l’ordre sur les citoyens particulièrement les journalistes. J’ai toujours dit qu’elles ne peuvent considérer les journalistes comme de simples badauds à qui ils demandent de dégager.
Autant, elles sont investies de la mission d’assurer l’ordre public, autant nous les journalistes investis et par la Constitution, de la mission d’informer le public. Donc chacun a son rôle. Nous sommes aussi des professionnels.
“Le niveau d’agressivité que l’on voit sur le champ politique et qui est orienté vers les journalistes est inédit”
Mais la menace ne vient pas seulement de la police…
Tout à fait. Et ce n’est pas nouveau. Je me rappelle qu’au Synpics on a dû intervenir quand par exemple Aissatou Diop Fall et Faydi Dramé ont été pris à partie vers la maison de feu Béthio Thioune lors d’un passage du convoi de Idrissa Seck.
Plus jeune reporter, j’ai eu des amis qui ont été pris à parti par les calots bleus. Des nervis recrutés par un responsable du Parti socialisteont eu à s’en prendre à des journalistes toujours en période électorale. Le Synpics avait fait condamner un responsable politique à Fatick qui avait organisé une agression contre un journaliste. Donc de tout temps, les acteurs politiques se sont attaqués aux journalistes ou ont eu des velléités à le faire. Il s’agissait d’attaques isolées. Actuellement, ce sont des attaques systématiques avec des gens à la limite du fanatisme. Défendre une position même médiane peut vous exposer aux injures tout au moins. Ça c’est un problème et c’est le défi pour nous. C’est vrai, il existe des journalistes clairement partisans, pro opposition comme pro pouvoir.
Il ne faut pas se voiler la face. Certains d’entre nous sont aux ordres. Mais il y a quand même des journalistes debout et qui s’en tiennent au fait en toute objectivité, n’en déplaisent l’interprétation ou la perception des politiciens. Il y a une montée des intolérances et des incivilités qui fait peur.
Nous nous nourrissons de la liberté d’expression, de la vérité des faits. Si on veut nous mettre dans une logique de pensée unique ou dans une logique de partisanerie, nous n’existerons plus. Nous existons quand les points de vue sont divergents, quand les visions sont divergentes et que nous sommes au juste milieu pour relayer la vision des uns et des autres et donner au citoyen sénégalais, tous les éléments nécessaires pour fonder sa propre opinion ou sa propre vérité.
Des attaques contre la presse il y en a toujours eues. Mais le niveau de violence, le niveau d’agressivité que l’on voit sur le champ politique et qui est orienté vers les journalistes est inédit. On restera debout même malgré les agressions, Reporter sans frontière en a dénombré 20 en un mois. C’est du harcèlement mais la presse restera debout en tant que pilier de la démocratie.
“La division du monde politique s’est aussi transposée dans la presse”
Pensez-vous que la réaction de la corporation a été à la hauteur face à ces agressions ?
Nous sommes obligés d’en faire une affaire de corporation parce qu’on le veuille ou pas, je pense que nous sommes un corps en proie à un profond sentiment de solitude. Nous ne sommes pas toujours unis aussi. La division du monde politique s’est aussi transposée chez nous.
Le métier que nous faisons si on le connaît bien, nous isole presque de tous les groupes. De tous ceux qui ont des intérêts à perdre ou à rattraper, de tous ceux qui ont des intérêts à conserver. Notre position et la nature de notre travail font qu’on peut nous aimer aujourd’hui et nous haïr le lendemain. Le journaliste est souvent seul. Donc nous sommes obligés de nous serrer les coudes et de nous défendre. C’est presque un réflexe de minorité.
Mais je pense qu’il y a une erreur à laisser cette propension à faire du terrorisme sur les journalistes prospérer. Ce serait une erreur de considérer que c’est un problème qui concerne les journalistes seuls. C’est une montée des intolérances qui peut aller très loin et qui développe d’énormes réflexes de peur chez nos concitoyens.
Nous devons tous en tant que Sénégalais nous repositionner pour ne pas perdre cette liberté d’expression, cette convivialité dans la divergence qui nous caractérisait. Il faut qu’on nous laisse vivre en paix. Dans le respect de l’autre et dans l’amour de l’autre.
En trente ans de carrière, avez-vous déjà été confrontée au sexisme ?
Moi je suis une « chèvre » (rires). On ne me tue pas en catimini. Même si j’ai été confronté au sexisme, je pense que ce n’était pas en mode harcèlement ou manque de respect. Il est arrivé qu’on m’adresse des compliments sexistes faisant référence à votre corps, votre ligne. C’est maintenant que j’en ai une claire conscience que je me rends compte que c’était du sexisme. Mais il n’y avait rien d’agressif. Je pense qu’il faut aussi savoir raison garder. Partout où les hommes et les femmes se retrouvent, il y a un jeu de séduction conscient ou inconscient qui se développe.
Mais il faut savoir jusqu’où on est dans le jeu de séduction du genre « tu es belle », « tu es charmante », « tu es beau », « tu es bien habillé aujourd’hui ». Il faut savoir détecter quand ça commence à devenir du harcèlement. Sinon j’ai toujours eu la chance de travailler avec des hommes qui étaient mes mentors avec une relation toujours saine.
Un conseil pour les femmes journalistes ?
Il faut jouer dans le milieu du travail la carte de la compétence, de la rigueur et faire preuve d’une forte personnalité qui vous protégera aussi dans la rédaction et sur le terrain surtout face à une catégorie de personne ressource qui du fait de leur pouvoir et leur avoir peuvent se croire tout permis.