L’émigration irrégulière peut aujourd’hui être classée au rang de l’esclavage, du génocide et de l’apartheid qui ont marqué les histoires les plus dramatiques du passé de l’Afrique. Partir illégalement à la recherche d’un ailleurs meilleur pour des raisons multidimensionnelles, en bravant les terribles vagues de l’Atlantique ou la chaleur du désert sahraoui, est la cause de la mort de plusieurs jeunes Sénégalais depuis les années 90. Est considéré comme migrant irrégulier selon l’OIM toute personne contrevenant aux lois, aux réglementations ou aux accords internationaux qui régissent l’entrée ou la sortie du pays d’origine, de transit ou de destination. Il est à noter, au regard de cette définition, que le Sénégal, en plus d’être un pays de départ, est aussi une terre d’accueil et de transit de migrants en provenance de pays de la sous-région comme la Guinée, le Mali, la Mauritanie et le Niger. Le nombre de départs irréguliers des côtes sénégalaises ne cesse d’augmenter d’année en année malgré les politiques anti-migratoires ou contre-migratoires entreprises par l’État depuis plus d’une décennie. La dernière qui est lancée ce 27 juillet 2023 est la Stratégie Nationale de Lutte contre la Migration Irrégulière (SNLMI) visant à réduire drastiquement le phénomène d’ici 2033. Les causes de leur départ semblent évidentes, mais les raisons de l’échec des solutions longtemps prônées par l’État pour les retenir semblent parfois moins connues et moins discutées.
Ce papier se veut ainsi un condensé de la perception de l’émigration dans l’imaginaire sénégalais, de ses causes, de l’analyse de l’échec des politiques publiques anti-migratoires et des solutions éventuelles.
« Une représentation sociale du migrant dans l’imaginaire sénégalais… »
La migration est conçue comme étant la cause et la conséquence du sous-développement. L’étude des migrations soulève des questions sur leur relation avec le développement. En effet, le sous-développement et la pauvreté sont vus comme des éléments déterminants de la migration, sa direction et son volume. À partir de 2000, avec le durcissement des politiques migratoires et l’externalisation des frontières des pays de l’espace Schengen, les flux migratoires sont devenus essentiellement illégaux. Ainsi, la question des migrations internationales, avec son ensemble complexe de causes et de conséquences démographiques, sociales, économiques et politiques, s’est placée à l’avant-scène des agendas nationaux et internationaux.
Les représentations sociales, à travers le langage, construites autour des termes comme « Tukki », « Tekki » et « Téral » (les 3 T sociaux de l’émigration), ont favorisé une déconnexion des jeunes par rapport à l’espoir de vivre dans leur pays. Par conséquent, ce manque d’espoir (sentiment d’échec social) a favorisé la recrudescence de l’émigration au Sénégal. Certaines personnes sont plus enclines à migrer que d’autres et cela se manifeste par les spécificités suivantes : l’âge, le sexe, le niveau d’instruction, le statut d’employé ou de chômeur, la situation familiale, les inégalités sociales, … Ainsi, il est opportun de constater que la société sénégalaise avec sa stratification est devenue un peuple qui ne laisse aucune chance à ceux-là même qui n’ont pas les moyens et un rang social aisé. Cela se justifie par le langage social autour des notions de « teeki, facc bumu, gacce yi, teranga… ». L’utilisation de ces qualificatifs qui font sens permet de dire sans risque de nous tromper que l’aspect langagier n’est pas symbolique mais psychologique. En d’autres termes, le discours construit autour de l’émigration clandestine par les jeunes a permis à ces derniers de braver les océans et les routes tumultueuses à la recherche de l’Eldorado. Malheureusement, la société sénégalaise éprouve un complexe immense au « paraître ». À cet effet, elle soutient la thèse selon laquelle « l’habit fait le moine » et en termes plus clairs, l’accoutrement définit le statut social de l’individu. Ces représentations sociales ont un rôle important dans la compréhension de ce phénomène socio-économique et politique.
« Une multitude de causes avec des politiques publiques peu fécondes… »
Au demeurant, les phénomènes migratoires pour le ralliement de l’Occident (Europe et Nicaragua principalement) découlent d’un désir d’une amélioration des conditions de vie personnelles et éventuellement de celles des familles des émigrés. Cette quête d’un avenir meilleur est jalonnée de traversées mortelles vers des horizons incertains, d’où le vocable « Barça walla barsax ». Selon l’Organisation internationale des migrations (OIM), 126 exilés sont morts ou ont disparu dans la traversée des côtes africaines vers les Canaries au premier semestre de l’année 2023. À cela s’ajoute une recrudescence manifeste de l’émigration clandestine ces derniers mois. Beaucoup de causes concourent en même temps à cette situation inquiétante. Parmi celles-ci, on peut aussi citer le chômage et le sous-emploi des jeunes, les réseaux de trafiquants (qui facilitent l’utilisation des moyens illégaux pour entrer en Europe et en Amérique clandestinement), les violations des Droits de l’homme ainsi que les persécutions, la communication des médias sur l’émigration clandestine (l’opinion publique ne retient que les arrivées spectaculaires), le fond de rivalité entre coépouses (qui amènent les mères de familles à encourager leurs enfants à émigrer en les appuyant financièrement pour le voyage) et finalement le « paraître ». En outre, les migrants, à leur retour, deviennent des détenteurs de richesses, de jolies maisons, de voitures de luxe… : c’est la « réussite sociale des migrants ». Eu égard à toutes ces considérations, il est à noter que beaucoup de facteurs participent directement ou indirectement au recours à l’émigration clandestine par l’embarcation de jeunes Sénégalais dans des pirogues principalement ou l’usage de voies illégales pour rallier l’Europe ou l’Amérique.
Tout bien considéré, les migrations sont devenues un phénomène global. Et cela se matérialise par la thèse selon laquelle on serait en train de passer d’un modèle résidentiel à un modèle néo-nomade. Cette thèse se généralise par la situation objective des pays d’origine (guettés par un chômage accru et un sous-emploi notoire) et des opportunités qu’offrent les pays d’accueil (une forte main-d’œuvre pouvant garantir une certaine croissance et une satisfaction sociale avec le vieillissement de la population occidentale). Ces éléments conjugués avec le cortège de drames induit par la pandémie de Covid-19, la cherté de la vie et des matières premières (en raison de la guerre Russo-Ukrainienne) ont fait accroître l’extrême pauvreté avec une économie fortement touchée. Cette pandémie a mis à nu les Etats africains, particulièrement le Sénégal, et a montré au monde entier le mal profond qui guette sa jeunesse Depuis les événements dramatiques de Carta et Melilla d’octobre 2005, beaucoup de politiques et de stratégies ont vu le jour dans une logique de faire face à ce phénomène qui hante le quotidien des Sénégalais. Par ailleurs, ces politiques et programmes entrent dans le même cadre que les politiques d’emploi déployées pour lutter contre le chômage (DER, 3FPT, ADEPME, FONGIP, Fonsis, Plan REVA, Xeuyou Ndaw Gni, ANPEJ, ANIDA, AJEB, ANEJ, PRODAC, PSE-J, …). En plus, il y a le Comité interministériel de lutte contre l’émigration clandestine (CILEC) et la dernière politique est la Stratégie nationale de lutte contre la migration irrégulière (SNLMI) qui vise « à réduire drastiquement le phénomène à l’horizon 2033 ». Ces politiques et programmes de lutte n’ont pas donné de rendements favorables parce qu’ils ont été élaborés de manière hâtive avec un contenu déconnecté de la réalité. Cet état de fait interroge la pertinence de ces politiques qui semblent ponctuelles et moins productives. Dans cette perspective, l’État du Sénégal ne doit plus être une « maison de production de politiques ponctuelles » mais plutôt un État capable de mettre en place des solutions structurelles. Ces politiques peu fécondes et non efficaces constituent dans une certaine mesure l’appauvrissement de la population.
« Des solutions locales bâties pour sortir de l’impasse… »
Partant de ce postulat, les solutions à l’emploi restent les mêmes pour l’émigration clandestine. Ainsi, pour éradiquer ce phénomène, il serait intéressant de se focaliser à déconstruire les représentations sociales existantes basées sur l’avoir, le paraître et le statut social pour enfin instaurer un climat de paix sociale et surtout de solidarité.
De toute évidence, une des solutions principales pour lutter contre l’émigration clandestine est la consolidation du « vivre africain » avec une politique pour un développement endogène, autocentré et souverain. Ce que Ndongo Samba Sylla, économiste sénégalais, appelle les « projets ressourcés localement ». Ceci renforcera le « Made in Sénégal » et la favorisation des géants nationaux pourvoyeurs d’emplois (secteur privé national). Ces champions locaux constituent une source importante de garantie de réussite sociale. L’avenir du Sénégal est sa jeunesse, mais une jeunesse éveillée et consciente des enjeux de l’heure. Selon M. Akinwumi Adesina, Président de la Banque africaine de développement (BAD), lors de la réunion du groupe de haut niveau sur les migrations le 15 janvier 2018, « l’avenir des jeunes africains n’est ni dans la chaleur du Sahara ni dans les profondeurs de la Méditerranée, mais dans le développement économique du continent et sa capacité de créer des emplois ». En outre, des collaborations internationales doivent être tissées pour lutter contre les réseaux de passeurs afin de démanteler les points d’embarquement. À toutes fins utiles, la migration doit être prise en compte comme étant une composante du développement, plutôt que comme un sujet brûlant à gérer et pour cela, il faut une politique et un cadre institutionnel solide pouvant gérer efficacement ce phénomène en prenant en compte les solutions susmentionnées. En sus de cela, depuis la période post-indépendantiste, les institutions internationales mettent en œuvre des politiques pour lutter contre cette migration. Malheureusement, ces politiques ne sont ni fertiles ni encore moins fécondes. Les politiques migratoires que nos États mettent ou mettront en place ne doivent en aucun cas provenir des injonctions des institutions internationales qui ne connaissent ni la profondeur du mal, ni encore moins les réalités sociologiques de nos pays. Les solutions doivent être locales avant de se globaliser.
En conclusion, la migration transforme le monde et les hommes se transforment par la migration, c’est là une règle des sociétés humaines et une manifestation élémentaire du vivant. Elle devient pour beaucoup une source de stabilité et de réussite sociale garantissant une certaine stabilité financière. Toutefois, si elle n’est pas efficacement exploitée, elle pourrait constituer un frein au développement et devenir la cause de la fuite des cerveaux, source de tensions dans les communautés d’accueil et une incitation à la violation des droits des migrants. La migration est donc une arme à double tranchant qui nécessite des efforts réfléchis et concertés pour aboutir à des résultats de développement positifs pour les pays d’accueil et d’origine (Ashraf El Nour (OIM), Ahunna Eziakonwa (Programme des Nations unies pour le développement (PNUD)) et Daria Krivonos (Copenhagen Institute for Futures Studies (CIFS)). L’avènement de la ZLECAf doit être une aubaine pour les nations africaines et particulièrement le Sénégal dans le cadre du libre échange et de la libre circulation des personnes et des biens et services. Mais cette politique à elle seule ne suffit guère à lutter efficacement contre ce phénomène, mais avec des politiques « d’immigration » concertées au niveau des pays d’accueil. Développons-nous « africainement », débarrassons-nous des politiques néolibérales et coloniales qui orientent nos pensées ! Le développement est une notion qui doit s’observer différemment, d’une contrée à une autre.
Que le salut du peuple soit la loi suprême.
Vive le Sénégal ????????
============>>>>>>>>>>>>•••••••••
Alioune GUEYE
Chercheur en Mathématiques et Applications
Laboratoire d’Algèbre, Cryptographies, Codes et Applications (LACCA)/ UGB
<135>gueye.alioune2@ugb.edu.sn
•••
Modou DIONE
Chercheur en Analyse du discours politique en temps de crise
GRADIS (Groupe de Recherches en Analyse des Discours Sociaux)/UGB
<155>dione.modou1@ugb.edu.sn
Hamat SECK
Chercheur sur le transport et la mobilité durable Laboratoire Leïdi/UGB
<171>hamatseck10@gmail.com